Accueil > Articles en ligne > Terres Australes (suite)

Terres Australes (suite)

Bulletin 116 - 2006/4

 » Suite de l’article Terres Australes

Les Kerguelen sont atteintes le 4 mars et commence alors pour les frères du Baty un long séjour de découvertes, de relevés cartographiques (une péninsule porte leur nom) , mais surtout de chasse aux phoques et aux éléphants de mer car il faut payer l’expédition et l’équipage à son retour en Australie. Ce travail rude, pénible, est appris sur le tas avec entrain et confiance. Le mauvais temps des Kerguelen ne leur est pas épargné et les mois se succèdent, parfois sans pouvoir sortir pendant une semaine. Une autre fois la chasse est bonne mais les pétrels géants engloutissent en une nuit deux tonnes de lard qui attendaient d’être fondues en huile et qui leur avaient demandé une semaine de labeur. Bien que l’île principale soit inhabitée à leur arrivée, ils découvrent des endroits où des scientifiques allemands ont occupé une cabane (mission du GAUSS en 1902) et dont les relevés cartographiques serviront pendant la Seconde Guerre Mondiale aux corsaires de la Kriegsmarine [1], puis une grotte aménagée par des naufragés [2].

Enfin, après un an de solitude a lieu de la visite, un vapeur norvégien LA JEANNE D’ARC vient installer une usine à Port Jeanne d’Arc pour la chasse à la baleine [3] et leur apporte du courrier vieux d’un an, mais ô combien réconfortant pour les frères du Baty. L’équipage, quant à lui, attendait avec impatience... du tabac. Puis c’est un phoquier de Marseille, le brick CARMEN commandé par le Capitaine d’Astrée qui leur amène quelques bons moments à passer entre compatriotes. La tâche est rude et Henri tombe malade, atteint d’une forme de scorbut. Après quinze mois passés à Kerguelen, le JB CHARCOT appareille pour Melbourne, le 19 juin 1909, laissant Henri du Baty à Port Jeanne d’Arc. Il rentrera sur le vapeur norvégien directement en France.

Le voyage de Raymond se terminera en Australie où seront vendus le JB CHARCOT et sa cargaison d’huile afin de payer l’équipage et le retour en France en mai 1910. Henri et Raymond Raillier du Baty se retrouveront à Paris où ils furent honorés et considérés. Le Prince Roland Bonaparte, Président de la Société de Géographie, les qualifiera "d’aventuriers du XVIe siècle égarés dans le vingtième". Raymond Raillier du Baty publiera ses mémoires en anglais en 1911, traduites en français en 1991 ! [4]. Cet ouvrage qui a servi de livre de chevet à l’équipage du DAMIEN contient tout ce qui est nécessaire aux aventuriers, découvreurs (plans, relevés, cartes) et une annexe ’archives’ réalisée par Benoît Heinermann faisant la biographie de Raymond du Baty. Les plans du JB CHARCOT y figurent page 233. Immatriculé à Boulogne-sur-mer, il portait les pavillons JPNC (code 1901).

Mais Raillier du Baty veut rester fidèle à son rêve d’aventure, peut-être suivre les traces de Kerguelen [5]. Il fait construire, en vendant ses biens, un dundee gréé en ketch de 20,65 m et de 75 tonneaux à Boulogne/mer en 1910-1911. La CURIEUSE a un hunier carré mais surtout possède un moteur semi-diesel de 40 HP. Le voyage est digne des découvreurs passés : cinq ans grâce à des subventions conséquentes, Charcot y participe et encourage son ancien élève, un tour du monde pour l’exploration des îles inhabitées de l’Océan Indien et du Pacifique, hémisphère sud. Deux officiers secondent le capitaine du Baty : Jean Loranchet qui a obtenu son brevet de pilote avec du Baty à l’école Henri Farman à Toussus-le-Noble en 1912 et un lieutenant Georges Saint-Lanne-Gramont qui est officier des montres et des "cage à poules", c’est-à-dire l’intendant du bord. L’équipage se compose des matelots Boudoux, André, Albert Seyrolle et du cuisinier Rabre. Albert Seyrolle nous a laissé un journal de mer [6] qui permit à l’AMAPOF de reconstituer l’expédition que je vais vous résumer.

A gauche : l’équipage de La Curieuse. A droite : Henri Raillier du Baty.

Le voyage se déroule en plusieurs escales du départ de Cherbourg le 20 septembre 1912 au Cap en juillet 1913 ; il n’est pas dénué de cocasseries en tous genres dues essentiellement aux manques de connaissances culinaires des quatre matelots cuisiniers qui se succédèrent entre Dakar et Buenos Aires, puis Montevideo, puis Le Cap où deux restèrent à quai. Raillier du Baty embarqua alors un mousse de 14 ans, Max Christensen qui finit par faire l’affaire. Puis ce fut un long périple de l’Océan Indien avec son cyclone qui faillit emporter la CURIEUSE. Du Baty comptait s’arrêter aux Îles Crozet mais faute de cartes et mauvais temps oblige, ils rejoignent les Kerguelen le 22 octobre 1913. Cinq habitants s’y trouvent, trois bergers français à Port Couvreux et de l’autre côté de l’île deux gardiens norvégiens à Port Jeanne d’Arc. Ce séjour dure sept mois où Raillier du Baty et Loranchet cartographient les Kerguelen méthodiquement, baptisant les caps et même des amers remarquables à l’intérieur de l’île. On peut affirmer que c’est cette expédition qui permit à la France de posséder véritablement une carte à jour des Kerguelen. Et c’est le matelot Albert Seyrolle, dessinateur et hydrographe qui la fit à l’échelle 1/300 000. Elle est annexée à son journal de bord, merveilleux et minutieux travail. L’île principale a les dimensions de la Corse ! Les visites aux bergers puis aux gardiens ne manquèrent pas de succès, ces gens étant totalement isolés du monde.

Enfin, en mai 1914, l’expédition dut reprendre la mer, à la limite du temps fixé pour donner signe de vie dans un pays doté de TSF, c’est-à-dire l’Australie. Après une escale aux Îles Amsterdam puis Saint-Paul, la CURIEUSE jeta l’ancre dans le petit port d’Albany. C’est en Tasmanie que l’expédition apprit la déclaration de guerre. Tous décidèrent de rejoindre la patrie et Raillier du Baty désarma la CURIEUSE en Australie , pensant que la guerre serait courte et qu’ils y reviendraient, même si la loi française leur permettait de continuer. Le sort en décida autrement, les matelots Seyrolle et Boudoux y laissèrent la vie dans les sous-marins, Raillier du Baty et Loranchet furent affectés à la même escadrille d’hydravions comme officiers pilotes et se comportèrent héroïquement.

Loranchet fut grièvement blessé et du Baty fut chargé d’organiser les escadrilles de l’aéronautique maritime, de la Mer du Nord aux confins de la Méditerranée orientale. Son frère Henri grièvement blessé en 1915 succomba à ses blessures quelques mois plus tard, ce qui semble être pour Raymond le point final à ses aventures.

Après la Grande Guerre la CURIEUSE reprit la mer sans lui et fit le commerce du coprah à Tahiti où elle repose à 1 mille des passes de Papeete. Le JB CHARCOT fit le commerce entre la Réunion et Madagascar. Heureux "bateaux de l’aventure" [7] ils furent fidèles à leur destin et remplirent des missions dignes de souvenirs. Raymond Raillier du Baty fonda une famille et se reconvertit dans la pêche où, de 1919 à 1937, il parcourut les zones de pêche pour y améliorer les techniques de prises. Aucun texte ne mentionne s’il rencontra Charcot avant le naufrage du POURQUOI PAS ?. Il disparut à 97 ans le 7 mai 1978, sans avoir pu satisfaire ses enfants et petits-enfants avec ses mémoires. Son fils aîné Henri fit don à l’AMAPOF de ses conférences sur la seconde expédition, annexées au document d’Albert Seyrolle [8].

 » Début de l’article

A lire également :
 Isabelle Autissier : “Kerguelen, le voyageur du pays de l’ombre†, Grasset, 2006, 306 pages. (NDLR)
 AMAPOF : Amicale des Missions Australes et Polaires Françaises, 2 rue Stendhal, 45100 ORLEANS (www.amapof.com/)
 TAAF : Terres Australes et Antarctiques Françaises, site www.taaf.fr

Remerciements : A tous mes amis des Terres Australes, le docteur Rigolle, le docteur Bourdon, le docteur Alain Queyroy, le docteur Roman, qui m’adressèrent des Kerguelen et de Terre Adélie les ouvrages et rapports 3, 10, 15 référencés, tous les rapports de mer de Charcot, enfin mes amitiés affectueuses à mes amies Annick Kergoat de Toulon, nièce du matelot Brochu disparu dans le naufrage du Pourquoi Pas ?, Marcelline Richard, fille du matelot Richard embarqué sur le Pourquoi Pas ? avec PEV sur l’avant-dernier voyage, Cécile Cléry, petite-nièce de Meg seconde épouse de Charcot avec qui j’ai eu de longues conversations scientifiques. Que toutes et tous soient remerciés et puissent conserver cette gentillesse et cette humanité que possèdent ceux atteints du Syndrome des Terres Australes.