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Le message de Neptune

Bulletin 119 - 2007/1

15 août 2005

La commune de Semussac (Charente-Maritime) a organisé l’une de ses grandes brocantes annuelles : 150 exposants, au moins, un stationnement un peu difficile, mais tout le monde sait que le chineur est capable de faire preuve de patience et d’obstination pour trouver une place pour son 4X4 ou sa 4L… Bref, ce 15 août de l’an dernier, je suis allé de Vaux-sur-Mer, où j’ai une résidence secondaire, à cette fameuse brocante : environ 18 kilomètres.

Dans ces grands déballages, il y a des brocanteurs professionnels et des brocanteurs occasionnels. C’est ce qui fait que d’une manifestation à l’autre, ce n’est jamais tout à fait la même chose.

Ce matin-là, je chinais, un peu comme Tintin dans "Le Secret de la Licorne", prenant un objet, le reposant, feuilletant un livre ou fouillant dans une caisse. Au bout d’une heure de ce manège je suis tombé sur un véritable grenier entièrement vidé sur les 20 mètres carrés alloués à un brocanteur d’occasion, sale et mal rasé, d’une soixantaine d’années et d’allure très sympathique. Un rapide coup d’œil et mon attention fut aussitôt retenue par un bateau crasseux, logé dans une sorte de cage de verre cerclée d’un cerceau de métal.

« Toutes les voiles y sont » me dit le vendeur.

Il s’agissait d’un quatre-mâts, en très mauvais état, qui naviguait sur une mer en mastic peint en bleu pâle. Un bref examen du bateau m’amena à diverses constatations : la façon dont le gréement était mis en place était celle des bateaux en bouteilles ; les voiles, sans doute faites en une sorte de rhodoïd employé dans les années 1930 dans la confection des abat-jour de lampes semblaient bien au complet.

L’allure de l’ensemble me plaisait. J’ai donc acheté ce bateau.

Pendant que le vendeur emballait ma trouvaille, je me mis à fouiller dans le déballage de cette sorte de grenier sur l’herbe.

« Voilà, monsieur, vous pouvez prendre votre bateau.
— Un instant, dis-je, en sortant une bouteille toute poussiéreuse d’un carton qui en contenait sept ou huit. Cette bouteille est à vendre ?
— Tout est à vendre ici, monsieur.
— Dites-moi, dans cette bouteille, il y a bien un bateau ?
— Oui, mais il est très abîmé. Il appartenait à ma mère. Il vous intéresse ? Dans l’état où il est, je vous le laisse à 10 euros. »

La perspective d’une restauration peut-être intéressante valait bien ce prix. J’acceptai sans discuter, mais je voulais en savoir plus. Il me fallait faire parler le brocanteur.

« C’est quelqu’un de votre famille qui a fait ce bateau ? Demandai-je.
— Non, pas du tout. Attendez, je suis à vous dans un instant…  »

Pendant que mon vendeur servait un client, j’observai attentivement le bateau dans la bouteille : une grande partie du gréement était détériorée, principalement les étais qui traversaient le beaupré. Ces étais étaient coupés et les mâts étaient couchés sur le pont. Un rouf se promenait dans la bouteille et la mer de mastic, autrefois bleue, n’adhérait plus au verre. La coque du bateau s’était en partie désolidarisée de la mer. Il y avait quelques heures de travail pour remettre tout en place. Je ne voyais pas bien à cause de la poussière et de la saleté à l’intérieur de la bouteille, mais il me semblait que les vergues étaient en os. J’étais en train de faire une excellente affaire. Mon vendeur en avait terminé avec son client.

« A nous, me dit-il. Ce bateau, ma mère l’a trouvé un jour du mois de mai 1930. Elle avait 12 ans, je crois. Elle se promenait sur la grande plage de Saint-Jean de Monts, en Vendée, avec sa grande sœur, ma tante. Quand elle a rapporté ce bateau chez ses parents, mon grand-père a dit à ma mère : "C’est à toi, garde-le". Ma mère a nettoyé la bouteille qui avait beaucoup d’algues collées au verre, et, quand elle s’est mariée, elle a emporté la bouteille et l’a posée en décoration sur le haut de la cheminée de sa maison, à Saujon. J’ai toujours vu cette bouteille, jusqu’au jour où malencontreusement, elle est tombée de la cheminée sur un petit tapis au bord de l’âtre. Le choc a fait que tout s’est rompu à l’intérieur. Ni ma mère ni moi ne savions réparer les dégâts. Le bateau dans sa bouteille a fini dans le grenier. Quand ma mère est morte, il y a six mois, j’ai décidé de faire le ménage et de vendre ce qui pouvait être vendu. Voilà, vous savez tout. Ah ! Pour l’autre bateau, celui dans sa cage de verre, mon père l’avait reçu en cadeau d’un de ses copains, pour un service rendu, je crois, mais je n’ai jamais su exactement. »

Je réglai mon vendeur et retournai à Vaux-sur-Mer avec mes précieuses acquisitions.

Quand je dis que le navibotelliste est quelquefois chanceux, personne ne veut me croire.
Attendez la suite.

Avec mes deux bateaux j’avais de quoi occuper mes loisirs de vacances pendant de longs moments.

A votre avis, par lequel des deux bateaux ai-je commencé ? Vous avez trouvé : le bateau en bouteille. C’est là que j’allais faire une très curieuse découverte.

Suivez-moi bien. Il me fallait sortir le bateau de sa prison. Cela n’a pas posé de problème particulier. Le bateau apparaissait maintenant en pleine lumière. Quatre-mâts de facture très classique, avec une coque en bois, des perles en guise de poulies, mâts en un seul morceau, vergues en os (d’albatros ?), le gaillard d’avant et le gaillard arrière en os, avec des batayoles en os également, des apparaux de pont en os peint, le gréement en fil à gant. Je pressentais que ce bateau serait élégant, une fois remis à flot. Jusque là, rien que de très ordinaire pour un restaurateur de B.B.. La surprise m’attendait dans la mer. Il s’agissait d’une mer en mastic, qui avait dû être de couleur bleue, mais que le temps avait profondément altérée. J’entrepris donc de faire sortir ce mastic par petits morceaux de l’intérieur de la bouteille, avec l’aide d’un poinçon de métal rigide. Le mastic durci par l’âge se détachait facilement par petits blocs. C’est alors que je vis, incrusté dans la mer, un tube de cuivre. Il ne me fallut que quelques instants pour sortir le tube de la bouteille. C’était bien un tube de cuivre, fermé à ses extrémités, de 12 centimètres de long et de 1, 2 cm de diamètre extérieur. Je me dis aussitôt que si le constructeur de ce bateau avait glissé un tube dans la bouteille, c’est qu’il y avait quelque chose à l’intérieur du tube. La nécessité d’ouvrir ce tube était impérative. Je précise que j’ai pris des photos numériques de toutes les phases de mes interventions. Revenons au tube. Chacune de ses extrémités était obturée par une petite rondelle de cuivre, soudée à l’étain sur le pourtour du diamètre intérieur du tube. Les soudures faisaient un petit renflement, qui avait été légèrement aplani à la lime.

J’ai branché mon fer à souder et quand la température a été convenable, j’ai promené son extrémité brûlante sur la soudure, qui a très vite fondu, se concentrant en gouttelettes à l’extrémité du tube. L’opercule en cuivre apparaissait maintenant avec netteté. A l’aide d’une pointe de scalpel introduite entre le bord de l’opercule et le bord intérieur du tube, je réussis à déplacer légèrement cet opercule vers moi. En forçant un peu avec le scalpel j’ouvris complètement la petite brèche. Une très forte odeur iodée sortit immédiatement du tube. En retournant le tube ouvert sur ma table de travail, un rouleau de papier de couleur vert amande en sortit.

Il y avait un message dans le tube !!!

Le premier moment de surprise passé, en aplanissant le rouleau de papier vert, je constatai qu’il recouvrait un autre morceau de papier, du papier de cahier d’écolier, sur lequel un texte était écrit, à l’encre et au porte-plume. En y regardant de plus près, le papier vert contenait lui aussi un texte, écrit en lettres majuscules et, tenez-vous bien, en latin.

Le message sur papier d’écolier était le suivant :
« Grâce à vous, Neptune et Eole, j’ai pu être sauvé d’une mort affreuse. Je ne l’oublie pas et vous rends hommage en jetant cette bouteille contenant une représentation du navire sur lequel je naviguais. Merci à vous. Signé : Yves-Marie KERDONKUFF, dit "l’instit", demeurant au POULDU (Finistère). Le 15 mai 1917.  »

Ce premier message ressemblait bien évidemment à un ex-voto, mais à un ex-voto païen, puisqu’il s’adressait à des divinités de la mythologie romaine. Ma perplexité fut à son comble lorsque j’eus traduit le texte en latin inscrit sur le papier vert. Ce papier n’avait pas la même texture que le papier ordinaire. Il était très fin, un peu comme du papier bible, mais il ne se froissait pas. Le texte semblait manuscrit, sans pleins ni déliés, en majuscules de même taille (environ 1cm de haut). Il me fallait traduire ce texte, alors que mes études classiques remontent à quelques décennies…

Je n’avais plus qu’à acheter un dictionnaire latin-français et à m’atteler à la rude tâche de la traduction. Je vous passe les difficultés rencontrées, mais grâce à l’aide d’un ami professeur de français et de latin, j’ai pu enfin lire ce message vraiment extraordinaire :

« Ave, Yves-Marie,
Ton bateau est très beau, et je te rends grâce d’avoir imploré notre aide, à Eole et à moi, Neptune, lorsque tu as failli te noyer. Je sais que tu es le seul marin qui ait refusé obstinément de participer à cette odieuse mascarade du "Passage de la Ligne". Je n’oublie pas que tu as affirmé que "Neptune est un Dieu, et qu’à ce titre, il doit être respecté et non singé". Tu as même été puni pour cela.
Ton bateau, bien qu’il soit dans une bouteille, est fait pour naviguer. Je le livre donc au caprice des courants. Un jour, quelqu’un le trouvera, lira mon message, et rendra hommage aux Dieux et à leur puissance. Le bateau et les messages resteront sa propriété.
Vale, Yves-Marie, Neptune et Eole te protègent. »

Le message en latin ne portait aucune date.

Après réflexion, je me demandai d’abord s’il existait un KERDONKUFF au POULDU et, ensuite, de quoi était composé le papier du "message de Neptune".

Après des démarches longues et difficiles, j’ai pu enfin faire analyser, par des scientifiques de la Bibliothèque Nationale de France, le papier de ce message. J’ai obtenu les résultats de l’examen à fin janvier 2006.

Je pouvais dès lors rechercher le KERDONKUFF.

Cela n’a pas été très difficile : il y a trois KERDONKUFF au POULDU. Ce fut très simple de les appeler l’un après l’autre. Après m’être présenté et avoir expliqué les circonstances de ma découverte, je demandai à mes interlocuteurs s’ils avaient entendu parler d’Yves-Marie KERDONKUFF, dit "l’instit". Le troisième appel fut le bon :

"L’instit", c’était mon grand-père me dit Yves KERDONKUFF.

Nous nous mîmes d’accord pour nous rencontrer. En effet, si Yves KERDONKUFF voulait voir le bateau et lire les messages, il souhaitait aussi me montrer les notes prises par son grand-père au sujet de son sauvetage.

Notre rencontre eut lieu le mercredi 14 février 2006, chez Yves KERDONKUFF, au POULDU.

Sa maison était proche de la mer et offrait au visiteur la vue de nombreux objets maritimes : sculptures en coquillages, sabre d’abordage, coffre de marin naïvement décoré d’un trois-mâts, toutes voiles dehors, la cloche d’un navire avec sa corde, plusieurs tableaux représentant des navires, dont un signé Paul-Emile PAJOT, deux bateaux en bouteilles et une maquette de bateau de sauvetage.

Yves KERDONKUFF me fit asseoir dans un large fauteuil de sa salle de séjour.

« Montrez-moi vos trouvailles, me dit-il, pendant que vous lirez le carnet de mon grand-père. »

Je lui tendis le bateau, que j’avais restauré, mais qui n’avait pas réintégré son logement de verre. Je lui montrai la bouteille, et surtout, je lui confiai les deux messages que j’avais trouvés dans le tube dissimulé dans la mer de mastic.

Alors qu’il examinait attentivement les objets que j’avais apportés avec moi, je me plongeai dans la lecture du carnet d’Yves-Marie KERDONKUFF. Ce n’était pas vraiment un journal, mais plutôt la relation d’évènements auxquels il avait assisté, ou qui lui étaient arrivés. Il y avait aussi de nombreuses réflexions personnelles sur les sujets les plus divers, maritimes ou non.

Je me bornerai, avec l’accord d’Yves KERDONKUFF, à retranscrire ici la relation du sauvetage de son grand-père.

Voici donc ce qu’écrit Yves-Marie KERDONKUFF :
"Le 12 octobre 1915, le quatre-mâts AMELIE, sur lequel je naviguais, approchait des quarantièmes. En prévision du mauvais temps, le capitaine a décidé de remplacer les huniers par des voiles neuves, résistantes aux vents forts. Mais, auparavant, il faut déverguer. La manœuvre est délicate. Avec les autres, je suis monté dans les haubans. Me voici bientôt à l’extrémité tribord de la vergue de hunier à toucher la fusée, bien arc-bouté à la vergue, les pieds bien calés sur le marchepied.

Je croche la toile et commence, comme les copains, à tirer vers moi. Tout le monde connaît la maxime : "une main pour le navire, une main pour toi. "Bêtement, je me suis mis à tirer des deux mains, sans prendre un appui suffisant avec les coudes et le ventre. Ça n’a pas pardonné. Un mouvement un peu brusque du bateau sur tribord et me voilà, deux secondes plus tard, tombé à l’eau. J’ai cru ma dernière heure arrivée et j’ai appelé NEPTUNE et EOLE à mon secours !!!

Je sais que personne ne me croira, mais ce qui est arrivé par la suite est véridique.

Ma chute a été vue du bateau, par le mousse qui se tenait, côté tribord, sur la dunette. En un instant, il a détaché la bouée de sauvetage attachée au bastingage et me l’a lancée de toutes ses forces.

C’est là que le miracle est intervenu. A peine avais-je invoqué Neptune que la mer est presque devenue comme de l’huile et que le vent est subitement tombé !!!

C’est ce qui m’a permis de m’accrocher à la bouée, en attendant qu’on vienne me repêcher avec un canot, ce qui a pris près d’une demi-heure. J’étais transi, mais sauf.

Je jurai de remercier le dieu NEPTUNE en construisant un bateau en bouteille que je jetterais à la mer, lors de mon prochain passage dans cette partie de l’Océan Atlantique.

Ce que j’ai fait ."

J’étais très impressionné par cette lecture, qui amenait plusieurs questions.

Tout d’abord, je demandai à Yves KERDONKUFF pourquoi son grand-père était surnommé "l’instit".

« C’est tout simple, me répondit-il, mon grand-père, qui avait, comme on dit, de l’instruction, avait appris à lire et à écrire à plusieurs de ses camarades de navigation. Il n’en fallait pas plus pour asseoir sa réputation.
— Savez-vous si votre grand-père a fait des recherches sur la composition du papier ?
— Pas du tout. Il a continué à naviguer pendant quelques années, puis il a pris sa retraite.  »

Je quittai Yves KERDONKUFF avec une certitude, une interrogation et propriétaire d’un bateau dont je me demandais s’il devait réintégrer sa bouteille ou non.

Ma certitude : le papier signé NEPTUNE est d’une nature inconnue. C’est ce que m’avait affirmé la Bibliothèque Nationale, et que j’avais omis de vous préciser.

Les dieux de l’Olympe existent-ils vraiment ?

Quant au bateau, je l’ai finalement remis dans sa bouteille, et j’ai conservé le message encadré dans un magnifique sous-verre.

Bernard GALLET , novembre 2006