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Restauration d’Antoinette et Valparaiso

Antoinette et Valparaiso, deux quatre-mâts barque de la compagnie Bordes,
capitaine Pierre Le Chevanton.

Antoinette, quatre-mâts barque de la compagnie Bordes.

Suite à une demande effectuée auprès de l’association, j’ai entrepris ce travail de restauration qui m’a paru intéressant en raison de la qualité d’exécution et de l’histoire de ces deux grands voiliers et de leur capitaine. Tous deux portent la livrée gris-clair bleuté avec faux sabords et listons noirs, l’inférieur étant légèrement espacé des sabords.

Valparaiso, quatre-mâts barque de la compagnie Bordes.

Ces deux œuvres de belle facture appartiennent au petit-fils du capitaine Le Chevanton né en 1879 dans le moulin à marée du Birlot, propriété de ses parents boulangers et meuniers sur l\’île de Bréhat. Il est décédé en mer en 1929 « d’une crise cardiaque semble-t-il, il a été ramené à terre car il était capitaine, mais seuls le capitaine et son second étaient ramenés en cas de mort en mer, les autres avaient la mer pour sépulture) » écrit son petit-fils.

Le célèbre moulin à marée du Bilot, restauré et fonctionnel.
(clichés Manuguf - Wikipédia)
Le lougre Grand Léjon, échoué à marée basse, livre le blé noir au moulin du Birlot, Île de Bréhat (scène fictive).
Le lougre Grand Léjon vu du côté bassin de retenue.

A 14 ans, l’adolescent embarque comme mousse sur le Tarapaca sous le commandement de son parent et parrain Jean-Marie Le Chevanton. Il suit alors une carrière de matelot, fait son service militaire à Brest et Toulon où il obtient un brevet de gabier, puis l’école d’hydrographie et est reçu capitaine en 1904. Il effectue son stage de second sur le Tarapaca, puis il commande le Cerro-Alegre. Inscrit N°173-CLC à Paimpol, c’est un marin réputé qui a commandé pour la compagnie Bordes le Cerro-Alegre, le Valparaiso-3, 1910 ; l’Antonin-3, 1912 ; l’Antonin-3, 1913 ; l’Antoinette, 1916 ; l’Antoinette, 1917 ; la Seine-3, 1919 et la Loire, 1920. Il fera en tout 32 voyages jusqu’à son décès le 5 août 1925 à bord du quatre-mâts Atlantique.

Cliché gauche : Cap Horniers français, Jean Randier. A droite : L’Ouest-Éclair, éd.de Rennes n° 8.698, Mercredi 12 août 1925, p. 7.

ANTOINETTE

La première bouteille renferme l’Antoinette (du prénom de la fille d’Adolphe Bordes) selon la tradition familiale.
Le voilier est en bois sur une mer en mastic teinté et gréé de seulement cinq vergues et voiles par mât, et donc 20 voiles carrées, ce qui m’a posé un problème : l’Antoinette en porte respectivement six et 24 sur les photographies ! Alors ? Il semble impossible qu’un marin ait pu faire cette erreur à propos du navire sur lequel il naviguait. Son gréement a-t-il été modifié au cours de sa carrière comme c’était souvent le cas ? Certains trois mâts ont même été coupés en leur milieu coupés et allongés avec l’ajout d’un mât afin d’augmenter leur capacité.
S’agit-il d’un autre navire ? Une confusion possible entre l’Antoinette et l’Antonin (troisième du nom), phonétiquement proche ?
Les identifications sont difficiles tant ses bâtiments se ressemblaient, souvent construits en petites séries, plusieurs portant successivement le même nom, ou en changeant suite à des ventes. Le nombre de vergues et donc de voiles par mât permet seul parfois de les reconnaitre sur les photographies à l’instar des cinq mâts France I (Bordes) et France II (Prentout-Leblond). Le décor à faux sabords permet aussi de différencier l’armement Bordes de l’armement Prentout-Leblond qui n’a pas de liston noir en dessous des faux sabords, et France II a aussi porté une livrée grise. Seules des photos très détaillées ou des plans permettent de repérer les différences d’implantation des équipements de pont par exemple.

Mais tout ceci ne change rien à l’intérêt que présente cette bouteille.
Postulons donc que ce bateau est l’Antoinette avant modifications possibles du gréement.

Une anecdote relevée au passage sur le site Phil-ouest Les timbres de France :
« C\’est aux marins Cap-Horniers que l\’on doit la mode de l\’anneau d\’or sur le lobe de l\’oreille, en effet les marins qui devaient franchir le Cap Horn se faisaient mettre un anneau d\’or à l\’oreille afin qu\’en cas de naufrage ceux qui découvriraient leur corps puissent leur payer un enterrement religieux grâce à la valeur de cet anneau.
De ce fait l\’anneau d\’or à l\’oreille fut le privilège et le signe de reconnaissance des marins ayant franchi le Cap Horn (... et qui en revinrent !) »

Antoinette a été lancé en 1897 aux chantiers de La Seyne.
Il transporte le nitrate du Chili vers l\’Europe et son meilleur trajet est de 72 jours.
Un fait notable durant la guerre : « Sur Antoinette, Pierre Le Chevanton recevra un témoignage de satisfaction du ministre pour les qualités manœuvrières et l\’énergie dont il a fait preuve au cours de deux rencontres avec des sous-marins auxquels il a échappé. » alors qu’Antonin 3 - capitaine Félix Lecoq - moins heureux, a été coulé en1917 par le corsaire See Adler du comte Von Luckner.

Journal officiel du 24 décembre 1918, p. 11.086.

ANTOINETTE fera naufrage en décembre 1918 alors qu’il effectuait la traversée Chili-New York par Panama. Ayant quitté Colon le 18 Décembre pour Wilmington (Delaware) il s’échouera sur le récif Serrana (selon Lacroix), ou sur le Nord du récif Quitasueno (selon le rapport de Pierre Le Chevanton) au large du Nicaragua. » (Forum PAGES 14-18).

Le pavillon de l’armateur Antoine-Dominique Bordes.
Antoinette établissant sa voilure, paré à larguer la remorque.

VALPARAISO

Le second, Valparaiso 3e du nom (construit à Dunkerque en 1902), navigue aussi pour la compagnie Bordes qui devient CFAIN (Compagnie Française d\’Armement et d\’Importation de Nitrate de soude) en 1917. Il est vendu à la démolition en 1927, après 26 voyages.
Fait remarquable, ce voilier est entièrement en os d’albatros sur une mer en bois, gréé de six vergues par mât, « à sec de toile ». Si j’ai approché, voire restauré, des bateaux en bouteille en ivoire ou en os de mammifère marin, c’est bien la première fois que j’en vois un explicitement en albatros.
Si « Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers… »
C’est (ou c’était) plutôt pour en faire… des tuyaux de pipe et des fume-cigarettes !
Voici donc un objet rare.

Le propriétaire pense que ces deux voiliers ont été réalisés par des matelots et offerts à son grand-père comme c’était la tradition, cadeau qui tend à montrer que le capitaine Le Chevanton savait gagner l’attachement de son équipage. Si leur qualité est équivalente, la facture de chacun d’eux (matériaux et représentation), diffère nettement de l’autre.

Antoinette était en bon état, la mer en bois décollée et quelques roofs épars dans la bouteille ; la bôme d’artimon, la brigantine et la voile de flèche décollées ayant heurté le cul de la bouteille avec le recul de bateau. Le verre, soufflé, est granuleux et légèrement bullé.

Il en allait autrement pour Valparaiso, assez délabré, les colles totalement desséchées ne tenaient plus, les fils de gréement durcis et cassants refusant de coulisser librement alors même de que des mouvements ou chocs avaient mis ce gréement tout sens dessus dessous : pommes de certains mâts coincées sur la voûte de verre, emplanture décalée et les pointes de vergues prises dans les écoutes d’autres mâts... Les roufs, les embarcations et les cabestans et treuils les chaudières vapeur et leurs cheminées éparses en liberté dans le flacon. Manifestement, la colle employée - de peau ou de poisson - à peu près du même âge sur les deux bouteilles, accroche encore bien mieux sur le bois rugueux et poreux que sur l’os qui est très dense et lisse.
J’ai donc opté pour une remise en place « à minima », ce qui donne un résultat imparfait mais permet le respect de l’œuvre dans son authenticité. Le seul élément nouveau est les colles vinylique, et dans certains cas difficiles, cyanolite et néoprène incolore, employées pour verrouiller les cordages, les emplantures de mâts et parfois les vergues sur les mâts pour éviter de nouveaux déplacements intempestifs. Certains des cordages, rompus, sont restés en l’état, une chaloupe est bloquée inclinée, impossible de la redresser sans risquer de détruire les garde-corps en fils et os extrêmement fins et fragiles. Les mâts sont simplement posés sur le pont. Percés chacun à 45° près de l’emplanture, l’étai du mât situé en arrière y pénètre puis traverse la coque juste devant, servant ainsi en même temps de charnière et point de recentrage.

Passages des étais et implantation des mâts.
Modèle du Valparaiso - Eglise-Saint-Jacques - Perros-Guirec - Site ex-voto-marins.net

Pour tout remettre impeccablement en ordre, il aurait fallu sortir le voilier et donc auparavant tout démonter y compris ceux des roufs et accastillages encore en place et bien fixés par des tenons en os d’un demi millimètre de diamètre. Les ponts supérieurs avant et arrière eux-mêmes étaient eux aussi collés sur la coque. Celui de la poupe, n’étant plus retenu latéralement que par les haubans qui l’encadrent, avait glissé vers l’avant entraînant avec lui le mât d’artimon.
Ensuite, il aurait fallu remonter entièrement le gréement avec un fil neuf et tout remettre en place dans la bouteille selon la méthode classique. L’extrême finesse des bastingages eux aussi en os d’un demi-millimètre de diamètre, et leurs lisses en fils à peine collés, tous très cassants n’y auraient pas résisté. Plus aucun cordage n’aurait alors été d’origine.

Ainsi ce vénérable voilier en bouteille reste dans son jus avec un peu de son « vécu », mais présentable tel qu’il était il y a plus d’un siècle.

Le verre de la bouteille, pourtant soufflé sans trace de joints de moulage, déforme un peu. Ce qui fait que, selon l’angle de vision, des espars semblent de travers alors qu’ils sont bien orientés et d’autres droits alors qu’il ne le sont pas tout-à-fait et cela s’inverse en bougeant.

Sur la vue du rouf central : les chaudières et leurs cheminées sur l’avant du rouf, devant les embarcations.
Elles fournissaient l’électricité, le chauffage et l’énergie de certains des treuils de chargement et de manœuvres des voiles.

Je n’ai pas fait de photos de l’état avant la restauration ni de ses étapes, elles n’auraient guère différé d’autres restaurations déjà décrites dans Rose des Vents par ses lecteurs.
J’ai préféré centrer cet article sur l’histoire de leur commandant et la notoriété de ces grands voiliers, il n’est pas si fréquent que l’on dispose d’une aussi riche histoire de deux bateaux en bouteille.

Gérard Aubry 30.09.2024

Sources en ligne :
- Site Cap Horniers français - Association \"Cap Horn au Long Cours\"
 Forum PAGES 14-18 - Les combattants et l\’histoire de la Grande Guerre

Publications :
- « Hommes et voiliers au Cap Horn » - Jean Randier - CELIV -1984 (réédition)
 « Grands voiliers français » de Jean Randier- Editions des Quatre Seigneurs – Grenoble - 1974
 « Cap-Horniers français » - Mémoire de marins des voiliers de l’armement Bordes » tome 1 : Brigitte et Yvonnick Le Coat - et tome 2 : Jacqueline et Claude Briot - Edition Le Chasse Marée - Ouest France.